Quand la gastronomie en vient à se digitaliser
Par Florence Jeannot, Eline Jongmans, Marielle Salvador, Mariem El Euch Maalej et Maud Dampérat
Pour la première fois depuis la création de Top Chef, émission phare de M6, le menu des gagnants de l’épreuve « La guerre des restos » en 2022 est proposé à la livraison à domicile sur la plate-forme Uber Eats. Poussé aussi par la pandémie, le monde de la gastronomie a dû innover en développant des services de vente à emporter et de livraison à domicile, qui étaient jusqu’alors l’apanage de la restauration rapide.
Des chefs triplement étoilés comme Guy Savoy, Alain Ducasse et Anne-Sophie Pic se sont mis à digitaliser leur offre, en proposant en ligne des plats gastronomiques ou bistronomiques pour une dégustation à domicile. En décembre dernier, on pouvait ainsi entendre au 20 heures de TF1 :
« De nombreux Français ont décidé de passer le réveillon chez eux, mais cela n’empêche pas de se faire plaisir. Certains restaurants et traiteurs l’ont bien compris. Depuis le confinement, ils vous livrent, clé en main, des dîners parfois gastronomiques. »
La conception de ces dispositifs reste cependant particulièrement difficile pour la haute gastronomie, connue pour sa prudence vis-à-vis de l’utilisation des technologies et pour l’importance qu’elle accorde à la tradition et à l’héritage.
Notre travail de recherche, mené auprès des professionnels du secteur et de consommateurs, montre cependant qu’il y a là une véritable opportunité de développement. À condition de concentrer ses efforts au bon endroit.
« Perdre le contrôle » ?
Une première étude qualitative, réalisée auprès de 15 chefs de restaurant et experts de la haute gastronomie, nous a permis de mieux comprendre la notion d’expérience gastronomique digitalisée. Cinq étapes du parcours client lui sont associées : la commande en ligne, le click and collect, le déballage du paquet, le réchauffage et, enfin, l’expérience de dégustation.
Face à ce parcours singulier, chefs et experts interrogés ont exprimé leurs craintes d’une « perte de contrôle ». L’expérience gastronomique en restaurant commence, en effet, par la découverte du menu, qui invite à la discussion avec le personnel en salle, est suivie par l’attente des plats, la dégustation dans l’ordre choisi par le chef, et se termine par le paiement de l’addition. Dans le cas d’une expérience gastronomique digitalisée, l’étape du paiement a lieu avant la dégustation, ce qui laisse présager un plus grand risque pour le client qui commande en ligne. Julien Guèze, chef pâtissier chez Pierre Gagnaire le formule ainsi :
« Nous aimons connaître les gens, nous nous adaptons à ce qu’ils aiment. Et passer par une plate-forme va à l’encontre de cela, car nous sommes moins en contact direct avec les clients. »
Les enquêtés se sont également exprimés sur quatre dimensions fondamentales de l’expérience gastronomique digitalisée : l’informativité, qui couvre les informations fonctionnelles acquises par les consommateurs tout au long du parcours ; le divertissement, qui se réfère au plaisir immédiat issu de l’expérience ; la présence sociale, qui fait référence à la chaleur et à la sociabilité ressenties lors de l’expérience ; et les aspects sensoriels, qui se rapportent aux qualités esthétiques des stimuli impliqués dans l’expérience.
Pour quoi se donner du mal ?
Celles-ci ont aussi été questionnées quantitativement auprès de 217 Français consommateurs de gastronomie. Nous avons pour cela créé un site fictif de commande en ligne d’un repas gastronomique.
L’étude confirme l’influence positive de la présence d’éléments verbaux et surtout visuels du site web sur l’évaluation de l’expérience gastronomique digitalisée. Les consommateurs considèrent que ce type d’expérience devrait à la fois provoquer des réactions cognitives (liées à l’informativité du site), affectives (en particulier, le divertissement), sociales et sensorielles.
De manière plus inattendue, les résultats indiquent que les impressions sont influencées positivement par les étapes de réchauffage et de dégustation des plats, mais qu’elles sont influencées négativement par la commande en ligne. Autre résultat surprenant, bien que les chefs et experts interrogés dans l’étude qualitative aient déclaré se donner beaucoup de mal pour rendre extraordinaire le moment de déballage du paquet, les consommateurs ne semblent prêter que peu d’attention à cet aspect. En somme, leur attention semble davantage focalisée sur les difficultés liées à la commande en ligne.
Le chef, et seulement le chef
Ces dernières années, les chefs ont compris l’intérêt de communiquer sur les réseaux sociaux afin d’attirer les clients et de créer des liens pour les fidéliser. Le service de livraison apparaît comme un moyen supplémentaire de diversifier la clientèle. Nos recherches montrent en effet que le numérique permet au consommateur non habitué de se familiariser avec certains codes de la gastronomie. Cela l’incite par la suite à prendre la décision de vivre une expérience gastronomique dans un restaurant.
Ce service semble finalement répondre au désir d’immédiateté et de simplicité de l’individu post-moderne. Mais cela suppose que la navigation sur le site de commande en ligne soit une expérience agréable. Les chefs doivent prendre conscience qu’il ne s’agit pas seulement de proposer un service de livraison, mais qu’il faut penser le digital comme une expérience gastronomique totalement intégrée.
Les chefs semblent devoir mettre en avant leurs plats comme des œuvres d’art et exprimer leurs valeurs via des éléments visuels et verbaux dont nos travaux ont montré l’influence. Nous suggérons même d’inclure des vidéos à chaque étape du parcours client. Et le choix des contenus ne doit pas être laissé aux concepteurs de sites, car seul le chef est à même de transmettre à ses clients l’expérience gastronomique qu’il souhaite leur offrir.